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Trois semaines plus tard, le lendemain du jour où ils lui avaient déplâtré le bras, Michael Darko considérait d’un œil sombre les champs plats et secs qui défilaient à l’approche de Corcoran, Californie. « On dirait la face cachée de la lune », pensa-t-il. Il avait eu la surprise d’être embarqué ce matin-là dans un panier à salade et d’apprendre son transfert à la prison d’État de Corcoran. Darko avait passé les deux semaines précédentes à Terminal Island, un établissement fédéral où il croyait avoir élu domicile pour de nombreuses années. Quand il avait demandé pourquoi on le transférait, personne ne lui avait apporté de réponse.
Selon un autre détenu, également du voyage, Corcoran était une prison pourrie, pleine de mecs dangereux, mais au bout de quatre heures dans ce fourgon, maintenant que la prison se découpait au loin, Darko était moins effrayé que déçu de sa laideur.
Après ce qu’il avait connu en Bosnie, les prisons et les prisonniers des États-Unis ne lui faisaient pas plus peur que les policiers des États-Unis. Michael Darko venait d’un pays dangereux et était lui-même un homme dangereux.
Tandis que la prison grossissait derrière les vitres crasseuses du fourgon cellulaire, il se mit à planifier la façon dont il allait établir le contact avec ses codétenus d’Europe de l’Est et la Fraternité aryenne. Beaucoup d’organisations de ce genre étaient déjà dans la place et pourraient lui être utiles pour recréer un empire.
Dix minutes plus tard, le fourgon pénétra dans l’enceinte de l’établissement par un portail coulissant, puis se dirigea vers une petite aire de stationnement où l’attendaient plusieurs gardiens. Darko et les deux autres détenus transférés avec lui durent attendre que ceux-ci montent dans le fourgon. Chacun d’eux portait des entraves aux poignets et aux chevilles et était en outre enchaîné à son siège individuel, hors d’atteinte des autres. Cette précaution était due au fait que certains détenus violents avaient déjà tenté de tuer, de mutiler, de violer, voire de dévorer leur voisin pendant leur long trajet vers nulle part.
Les gardiens montèrent dans le fourgon un à un, détachant un détenu puis le faisant sortir – un gardien par détenu. Darko fut le dernier à descendre. Il gratifia son maton d’un regard impitoyable.
— Enfin à la maison ! Quel bel endroit, hein ?
Le gardien avait déjà entendu des caïds faire les malins et ne lui prêta aucune attention.
Les trois nouveaux pensionnaires furent soumis au rituel de la mise sous écrou. Ils furent déshabillés, fouillés au corps et radiographiés, ensuite de quoi on les prit en photo et on recueillit leurs empreintes digitales ainsi qu’un échantillon d’ADN. Ils furent aspergés d’antipoux et envoyés à la douche, puis on leur donna une tenue neuve et de nouvelles chaussures. Tout ce qu’ils portaient à leur arrivée irait à la poubelle. Les effets personnels qu’ils avaient été autorisés à conserver lors du transfert furent inspectés, enregistrés et restitués.
Le processus d’admission dura une quarantaine de minutes, pendant lesquelles le gardien-chef leur servit un sermon sur ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas à Corcoran, lut une série de règles écrites, et attribua à chacun son numéro de cellule.
Michael Darko fut affecté à une cellule du bâtiment 3, réservé aux auteurs d’homicides réputés capables de se maîtriser. Deux gardiens l’escortèrent jusqu’à l’entrée de son nouveau domaine et le confièrent à des collègues, qui se chargèrent de prendre le relais. Darko se vit remettre un matelas et des draps propres avant d’être conduit à sa cellule.
Il arrivait en pleine pause de l’après-midi, à une heure où les cellules étaient ouvertes et où les détenus avaient le droit de circuler dans les parties communes autorisées.
Un des gardiens ouvrit la porte et lui indiqua une couchette nue.
— De ce côté. Ton coloc s’appelle Nathaniel Adama Bey, c’est un frère de couleur. Un Maure, comme il dit. Deux homicides au compteur, mais il n’est pas si méchant que ça.
— Je suis sûr qu’on va devenir bons amis.
— Moi aussi.
Les gardiens se retirèrent, et Darko fit face à sa couchette. Il déroula le matelas, le mit en place, prit un des draps. Il était rêche et craquant d’amidon. Darko détestait faire son lit et regretta de ne plus avoir une de ses putes sous la main pour s’en charger. Il pouffa. Ce Nathaniel Adama Bey pourrait peut-être devenir sa pute et lui faire son lit.
Darko déplia le drap, puis le secoua pour mieux l’ouvrir. Le drap ondula, plana un moment dans le vide comme une énorme bulle blanche. La bulle était encore en l’air quand Michael Darko s’écrasa contre le mur la tête la première, en se cassant le nez. Dans la foulée, un bras dur comme de l’acier se referma autour de sa gorge et quelque chose se mit à lui piquer le dos comme une abeille furieuse, au-dessus du rein – picpicpic, picpicpic, picpicpic –, une sensation cuisante trop fugace pour être douloureuse, qui remonta progressivement de sa hanche vers ses côtes – picpicpic, picpicpic.
Michael Darko aurait voulu se redresser, mais l’homme l’empêcha de reprendre son équilibre – picpicpic – tandis qu’un souffle brûlant lui inondait l’oreille.
— Ne meurs pas – pas tout de suite.
Darko sentit qu’on le retournait. Il vit un petit Asiatique aux bras et aux épaules surpuissants, dont le visage lardé de cicatrices témoignait d’horribles blessures. Michael Darko aurait voulu lever les mains, mais cela lui était impossible. Il aurait voulu se défendre, mais il avait déjà atteint une autre dimension. Le pic à glace de l’homme lui criblait aussi frénétiquement le thorax que l’aiguille d’une machine à coudre – picpicpic, picpicpic.
Michael Darko se vit mourir.
L’homme lui saisit les joues et approcha son visage rageur, comme pour un baiser.
— Tu vas revoir Frank Meyer, sac à merde. Dis-lui que Lonny l’aime.
L’homme enfonça profondément son arme improvisée dans la poitrine de Darko, jusqu’au manche, et s’en alla.
Michael Darko baissa les yeux sur l’arme plantée dans sa poitrine. Il aurait voulu la retirer, mais ses mains ne répondaient plus. Darko glissa à bas de sa couchette et s’emmêla dans son drap, dont les pans l’enveloppèrent comme un suaire. Il sentit des colonnes de fourmis se déplacer sous sa peau et son dos, sa poitrine enfler à vue d’œil. Il n’arrivait plus à respirer. Il avait le tournis, il avait froid, il avait peur.
Le drap blanc rougissait.